15 mai 2024

Le journaliste malade a-t-il droit à la prime de 13ème mois ?

Le contrat de travail d'un salarié placé en arrêt de travail pour maladie est suspendu.

 

Pendant la durée de cette suspension, le salarié reçoit de l'assurance maladie des indemnités journalières lesquelles sont complétées, généralement pendant un temps limité, par son employeur tenu par loi ou par un accord collectif plus favorable de lui garantir un maintien de salaire et/ou par des prestations versées dans le cadre de l'exécution d'un contrat de prévoyance.

 

Par application de l'article 36 de la convention collective des journalistes, le journaliste en état d'incapacité temporaire de travail pour raison de santé peut ainsi prétendre à un maintien de salaire pendant une certaine durée laquelle est déterminée en fonction de l'ancienneté de la relation de travail (par exemple le journaliste dont l'ancienneté est supérieure à 15 ans a droit au maintien de la totalité de son salaire par son employeur pendant 6 mois puis de la moitié de ce salaire pendant encore 6 mois) (cf. cette autre publication sur ce sujet).

 

Lorsque la durée de maintien de l'intégralité du salaire est expiré alors que l'arrêt maladie se poursuit, le journaliste reçoit de son employeur des bulletins de paye mentionnant un salaire inférieur à son salaire ordinaire, voire aucun salaire.

 

Évidemment, une telle situation peut se produire au cours du mois de décembre.

 

C'est ce qui est arrivé à un journaliste qui, arrêté pour maladie à plusieurs reprises pendant une longue période, se voyait remettre par son employeur des bulletins mentionnant des salaires inférieurs à son salaire ordinaire, notamment au cours des mois de décembre.

 

Il a, par exemple, été arrêté tout le mois de décembre 2019 et aucun salaire ne lui a été versé.

 

L'article 25 de la convention collective des journalistes prévoit, comme bien d'autres, le versement d'une prime de 13ème mois (cf. cette autre publication sur ce sujet)

 

Ce texte, pour l'essentiel, est ainsi rédigé : "à la fin du mois de décembre, tout journaliste professionnel percevra à titre de salaire, en une seule fois, sauf accord particulier, une somme égale au salaire du mois de décembre (…)"

 

L'employeur du journaliste en question, arrêté donc pour maladie au cours de l'année 2019 et notamment tout le mois de décembre, décide à la fin de cette année 2019 de lui verser une prime de 13ème mois calculée au prorata du montant de ses salaires versées au cours de l'année civile écoulée (salaires donc réduits en raison de ses différents arrêts maladie et du dépassement de la durée de maintien de l'intégralité du salaire).

 

Il explique à son salarié que ce mode de calcul lui est favorable car, s'il avait appliqué à la lettre les termes de l'article 25 de la convention collective des journalistes, le montant de sa prime de 13ème mois de 2019 aurait été égal à celui de son salaire du mois de décembre de la même année c'est-à-dire égal à zéro.

 

Le journaliste saisit le Conseil de prud'hommes de Lorient. Il lui demande de condamner son employeur à lui verser un rappel de prime de 13ème mois.

 

Il soutient que le montant de cette prime de 13ème mois devait être équivalent à celui de son salaire ordinaire, peu importe qu'il ait été placé en arrêt maladie au cours de tout le mois de décembre ou même au cours des mois qui ont précédé.

 

Par jugement du 25 janvier 2022, le conseil de prud'hommes rejette sa demande. Il considère que l'employeur de ce journaliste a mis en place une pratique concernant le 13ème mois "mieux disante" que la règle qui résulte des dispositions conventionnelles lesquelles, comprend-on, auraient pu, selon cette juridiction, permettre à cette société de presse de ne verser aucune prime de 13ème mois à ce journaliste dès lors qu'il avait été placé en arrêt maladie durant tout le mois de décembre 2019 et qu'aucun salaire ne lui avait été versé au cours de ce mois.

 

Le journaliste est condamné à verser une indemnité pour frais de procédure à son employeur. 

 

Compte tenu du montant des demandes (inférieur à 5000 euros), le jugement est rendu en dernier ressort, ce qui signifie qu'il n'est pas susceptible d'appel. Seul un pourvoi en cassation peut être formé.

 

Le journaliste décide de saisir la Cour de cassation.

 

Par un arrêt du 29 novembre 2023 (n°22-13871), la Cour de cassation casse le jugement du Conseil de prud'hommes de Lorient.

 

Après avoir rappelé les termes de l'article 25 de la convention collective des journalistes, elle retient qu'il en résulte que "sauf exception prévue par ce texte, tout journaliste professionnel perçoit, à titre de treizième mois, le salaire convenu du mois de décembre sans condition de présence effective".

 

Il faut donc en déduire que la prime de 13ème mois due au journaliste est égale au salaire, non pas qu'il a effectivement perçu au cours du mois de décembre, mais à  celui de son salaire ordinaire tel qu'il résulte de son contrat de travail.

 

La seule exception à cette règle, à laquelle fait référence la Cour de cassation dans son arrêt, est celle d'un début ou d'une fin de contrat au cours de l'année civile écoulée. Dans ce cas, l'article 25 de la convention collective des journalistes prévoit en effet qu'"en cas de licenciement ou de démission en cours d'année, il sera versé au titre de ce salaire, dit  mois "double" ou "treizième mois", un nombre de 1/12 égal au nombre de mois passés dans l'entreprise depuis le 1er janvier et basé sur le dernier salaire reçu. Les journalistes professionnels engagés en cours d'année recevront fin décembre un nombre de douzièmes égal au nombre de mois passés dans l'entreprise. Dans tous les cas ces 1/12 ne seront dus qu'après 3 mois de présence".

 

La décision de la Cour de cassation ne peut, en droit, qu'être approuvée.

 

Il n'y a en effet pas lieu d'ajouter des conditions au versement de la prime de 13ème mois qui n'ont pas été prévues par la convention collective des journalistes.

 

Puisque l'article 25 de cette convention collective fait état du versement d'une "somme égale au salaire du mois de décembre", il s'agit, faute d'autre précision contraire, du salaire contractuel convenu et non pas de celui effectivement versé tenant compte par exemple de l'absence du journaliste pour maladie (ou une autre cause de suspension du contrat de travail, comme celle qui résulte d'une grève par exemple). 

 

De la même manière, si une prime exceptionnelle est versée en décembre à un journaliste, son montant ne doit pas être pris en compte dans la fixation de la prime de 13ème mois.

 

La solution retenue par la Cour de cassation n'est pas nouvelle. 

 

Déjà  par un arrêt du 21 mars 2012 (n°10-15553), elle avait jugé que puisque l'article 3-16 de la convention collective nationale des activités de déchets détermine le montant de la prime de treizième mois perçue par les salariés sans la moindre condition de durée effective de leur présence dans l’entreprise, un employeur relevant de ladite convention ne pouvait valablement décider que l’attribution de cette prime de treizième mois était fonction du temps de présence effectif et donc priver un salarié de son droit à cette prime en raison de son absence pour maladie.  

 

La réduction du montant de la prime de 13ème mois n'est donc possible que lorsque la clause l'instaurant prévoit expressément que son montant est déterminé en fonction de la présence effective du salarié. La Cour de cassation a ainsi validé un accord d'entreprise prévoyant que le montant d'une prime était fonction d'une telle présence effective sur le lieu de travail du salarié au cours de l'année. Dans un tel cas, le montant de cette prime peut donc valablement être établi au prorata de ce temps de présence, en déduisant les périodes d'absence pour maladie sur l'année de référence (Cass. soc. 21 nov. 2012, n°11-12126).

 

Une telle clause ne peut toutefois être prise en compte que si elle exclut de l'assiette de calcul de la prime de 13ème mois toute période d'absence quel qu'en soit le motif et non pas uniquement celle pour cause de maladie. A défaut, la disposition serait nulle puisque se heurtant au principe de non-discrimination des salariés en raison de leur état de santé, tel que posé par l'article L.1132-1 du Code du travail (Cass. soc. 11 janv. 2012, n°10-23139).

 

Quoi qu'il en soit, la décision de la Cour de cassation du 29 novembre 2023 est claire. Les journalistes placés en arrêt maladie ont droit au versement de l'intégralité de leur prime de 13ème mois.


Vianney FÉRAUD  

Avocat au barreau de Paris



14 mai 2024

Présomption de salariat d'un journaliste pigiste, la Cour de cassation remet droit les textes appliqués de travers

En 2005, un journaliste, titulaire d'une carte de presse, commence à collaborer pour la société de presse WOLTERS KLUWER FRANCE.

Il est rémunéré à la pige.

Cette collaboration se poursuit de façon régulière jusqu'en juin 2016. 

Après cette date, il ne reçoit plus la moindre commande d'article. 

Il n'est pour autant pas licencié par la société.

Le 31 janvier 2018, ce journaliste saisit le Conseil de prud'hommes de Paris. Il lui demande de prononcer la résiliation judiciaire de son contrat de travail à durée indéterminée.

Un conseil de prud'hommes peut prononcer une telle résiliation lorsqu'il estime que l'employeur a commis un manquement grave à ses obligations envers son salarié. Dans un tel cas, le contrat de travail est rompu et cette rupture produit les mêmes effets que ceux d'un licenciement sans cause réelle et sérieuse.  

Par jugement du 19 avril 2019, le Conseil de prud'hommes de Paris juge que ce journaliste était titulaire d'un contrat de travail à durée indéterminée depuis 2005 et qu'en arrêtant de lui fournir du travail et de le rémunérer, la société a commis une faute justifiant que ce contrat soit résilié à ses torts.

La société est donc condamnée à verser à ce journaliste un rappel de salaire entre 2016 et 2019, une indemnité compensatrice de préavis, une indemnité de licenciement et une indemnité pour licenciement sans cause réelle et sérieuse.

Le 16 mai 2019 la société interjette appel de cette décision.

Par arrêt du 7 avril 2022 (donc près de 3 ans après la date de l'appel), la Cour d'appel de Paris rappelle que selon l'article L.7111-3 alinéa 1er du Code du travail "est journaliste professionnel toute personne qui a pour activité principale, régulière et rétribuée, l'exercice de sa profession dans une ou plusieurs entreprises de presse, publications quotidiennes et périodiques ou agences de presse et qui en tire le principal de ses ressources".

En l'occurrence, elle reconnaît que le journaliste remplissait bien toutes ces conditions légales pour prétendre à ce statut professionnel (au demeurant non contesté par la société WOLTERS KLUWER FRANCE).

La Cour d'appel rappelle ensuite que l'article L.7112-1 du Code du travail dispose que "toute convention par laquelle une entreprise de presse s'assure, moyennant rémunération, le concours d'un journaliste professionnel est présumée être un contrat de travail, que cette présomption subsiste quels que soient le mode et le montant de la rémunération ainsi que la qualification donnée à la convention par les parties".

Elle poursuit en indiquant que cette présomption de salariat prévue par cet article L7112-1 du Code du travail "s'applique à une convention liant un journaliste professionnel à une agence de presse et qu'il appartient à la société lui déniant cette qualité de démontrer que l'activité n'était pas principale ni régulière".

Or, elle relève que "les bulletins de paie établis par la société WOLTERS KLUWER FRANCE de 2008 à décembre 2012 révèlent que le montant des piges versées à M. D., dont la nature est expressément mentionnée, variait tous les mois (entre 400 euros et 1300 euros), et que deux à trois mois par an, aucune pige n'était réalisée par M. D., ce qui atteste d'une rémunération à la tâche en fonction des articles fournis et donc de l'indépendance dont il bénéficiait dans l'exercice de ses prestations".

Elle en déduit que "l'activité de M. D. au sein de la société Wolters Kluwer France n'était pas régulière de sorte qu'il ne peut pas prétendre au bénéfice d'un contrat de travail, peu important la perception de primes résultant par ailleurs de l'application du statut de journaliste professionnel".

Dès lors qu'elle considère que ce journaliste n'était pas lié à la société WOLTERS KLUWER FRANCE par un contrat de travail, elle infirme forcément le jugement du conseil de prud'hommes. 

Le pigiste est donc débouté de l'ensemble de ses demandes.

Le raisonnement suivi dans cet arrêt par la Cour d'appel laisse toutefois songeur.

En effet, comme indiqué ci-dessus, elle a considéré qu'une entreprise de presse pouvait renverser la présomption de salariat d'un journaliste professionnel en démontrant qu'il n'exerce pas cette profession de façon principale et régulière.

Or, l'exercice de la profession de journaliste à titre principal et de façon régulière n'est pas une condition pour bénéficier du statut de salarié.  Elle est l'une de celles qui, prévues à l'article L.7111-3 alinéa 1er du Code du travail, sont nécessaires pour prétendre au statut de journaliste professionnel.

Certes celui qui ne peut prétendre au statut de journaliste professionnel ne bénéficie pas, par voie de conséquence, de la présomption attachée à ce statut mais, en l'espèce, la Cour d'appel avait jugé que le journaliste avait ce statut professionnel ce qui signifiait qu'elle considérait qu'il exerçait bien cette profession à titre principal et de façon régulière. 

Elle n'a pas vu la contradiction qui lui aurait permis d'éviter une mauvaise application ou interprétation des textes.

En outre, le fait que le journaliste avait été payé "à la tâche en fonction des articles fournis" ne permettait évidemment pas de conclure à "l'indépendance dont il bénéficiait dans l'exercice de ses prestations" et à l'absence de contrat de travail.

Les journalistes pigistes sont, par définition, payés à la tâche. Le fait que le montant de leur rémunération varie d'un mois à l'autre ou même qu'ils ne soient pas rémunérés certains mois dans l'année est inhérent à ce mode de paiement et ne justifie évidemment pas que la présomption de salariat dont ils bénéficient en raison de leur statut de journaliste professionnel soit renversée.

Retenir que parce qu'un journaliste pigiste est payé à la pige il n'est pas titulaire d'un contrat de travail reviendrait à considérer qu'aucun pigiste n'est salarié !

Le journaliste forme un pourvoi.

En bonne logique, par un arrêt du 28 février 2024, la Cour de cassation,  après avoir rappelé les termes des articles  L.7111-3 alinéa 1er et L.7112-1 du Code du travail, retient qu' "en statuant ainsi, par des motifs, tirés du caractère variable du montant des piges, impropres à caractériser l'indépendance de l'intéressé dans l'exercice de sa profession de journaliste professionnel auprès de la société Wolters Kluwer France en sorte que la présomption de salariat qui y était attachée n'était pas renversée, la cour d'appel a violé les textes susvisés" (Cass. soc. 28 févr. 2023 n° 22-17380).

 

L'arrêt de la Cour d'appel est donc cassé et l'affaire est renvoyée à la Cour d'appel de Paris composée par d'autres magistrats que ceux qui ont rendu la première décision et ce afin qu'elle soit rejugée.

 

Comme le rappelle l'article L.411-1 du Code de l'organisation judiciaire : "il y a, pour toute la République, une Cour de cassation".


Vianney FÉRAUD

Avocat au barreau de Paris


2 mai 2024

Délais d'une procédure engagée par un journaliste, où l'on voit que la justice est un plat qui se mange froid

 

Un journaliste saisit le Conseil de prud'hommes de Paris le 14 juin 2017.


Il lui demande à cette juridiction de requalifier une (longue) relation de travail sous contrats à durée déterminée successifs avec une société de presse en un contrat à durée indéterminée.


Dans un tel cas, l'article L.1245-2 du Code du travail prévoit que le bureau de jugement du conseil de prud'hommes est saisi directement, sans préalable de conciliation.  

 

Surtout, ce même texte prévoit qu'en cas de demande de requalification d'un ou plusieurs contrat(s) à durée déterminée en un contrat à durée indéterminée, le conseil de prud'hommes doit statuer au fond dans le délai d'un mois suivant la date de sa saisine. 

 

Ce délai d'un mois est toutefois rarement respecté, ce qui soulève souvent l'incompréhension des justiciables : pourquoi une juridiction censée appliquer la loi aux parties ne la respecte-t-elle pas elle-même ? La réponse est assez simple. Le rôle des audiences des conseils de prud'hommes est souvent surchargé, parfois par des procédures engagées depuis plusieurs années. De plus, comme on le verra ci-après, aucune conséquence n'est attachée au non-respect de ce délai. 

 

En l'occurrence, le journaliste est convoqué à comparaître devant le bureau de jugement à une audience fixée le 8 septembre 2017.

 

Ce jour-là, en raison de l'absence d'un conseiller prud'hommes, l'affaire est renvoyée à une date ultérieure (il est très fréquent que - pour mille raisons - les conseils de prud'hommes prononcent des renvois des dossiers le jour même où ils devaient être plaidés).

 

L'affaire est rappelée lors de l'audience du 27 novembre 2017 puis de celle du 12 février 2018. 

 

A l'issue de cette audience, le conseil de prud'hommes se met en partage de voix. 

 

4 conseillers, deux salariés et deux employeurs, siégeant dans les différentes chambres des 211 conseils de prud'hommes français, sans qu'aucun d'eux n'ait une voix prépondérante, un tel renvoi en formation de départage est ordonné lorsqu'une majorité permettant de rendre un jugement n'est pas trouvée. L'affaire est donc fixée à une nouvelle audience en présence d'un juge professionnel, dénommé juge départiteur

Selon les dispositions de l'article R1454-29 alinéa 1er du Code du travail, "en cas de partage des voix devant le bureau de jugement ou le bureau de conciliation et d'orientation, l'affaire est renvoyée à une audience ultérieure du bureau de jugement. Cette audience, présidée par le juge départiteur, est tenue dans le mois du renvoi"

 

En pratique ce délai d'un mois n'est, lui également, que très rarement / jamais respecté. Les juges départiteurs ne sont pas assez nombreux et les délais d'audiencement sont donc souvent très longs.

 

Le 8 août 2019, le Conseil de prud'hommes de Paris indique aux parties que l'audience de départage a été fixée au 16 décembre 2019. 

 

La décision est finalement rendue le 6 février 2020, soit plus de 2 ans et 7 mois après la saisine (ce qui est loin d'être un record), bien au-delà donc des délais de deux fois un mois prévus par les articles L.1245-2 et R.1454-29 du Code du travail.

 

Dans ce jugement, le conseil de prud'hommes fait droit à la demande principale du journaliste en requalifiant sa relation de travail en un contrat de travail à durée indéterminée.

 

Constatant que le journaliste avait ainsi une ancienneté supérieure à 15 années au moment de la rupture de la relation de travail elle-même requalifiée en un licenciement, il indique que la Commission arbitrale des journalistes est compétente pour fixer le montant de l'indemnité de licenciement (cf. cette autre publication sur ce sujet). Le journaliste est donc invité à saisir cette Commission où les délais d'audiencement sont également très longs.

 

Insatisfait néanmoins d'une partie des condamnations prononcées par le conseil de prud'hommes, le journaliste saisit la Cour d'appel de Paris le 6 mars 2020.

 

60 % des jugements rendus pas les conseils de prud'hommes sont frappés d'appel et les délais devant la Cour d'appel de Paris comme devant les 35 autres, sont donc très longs. 

 

L'arrêt d'appel est rendu par cette juridiction le 24 novembre 2022, soit plus de 5 années et demi après la saisine du Conseil de prud'hommes de Paris (ce qui est loin d'être un record, bis repetita).

 

Le 2 juillet 2019 - avant donc l'issue de la procédure judiciaire engagée devant le Conseil de prud'hommes de Paris - ce journaliste avait assigné l'agent judiciaire de l'État devant le Tribunal de grande instance de Paris.

 

Il soutenait dans cette instance parallèle qu'en raison des délais excessifs de la procédure prud'homale il était victime d'un déni de justice et, au visa de l'article L141-1 du Code de l'organisation judiciaire, il sollicitait la condamnation de l'État à réparer son préjudice.

 

Ce texte dispose que "l'État est tenu de réparer le dommage causé par le fonctionnement défectueux du service public de la justice. Sauf dispositions particulières, cette responsabilité n'est engagée que par une faute lourde ou par un déni de justice".

 

Par jugement du 15 juin 2020 (soit moins d'un an après sa saisine, ce qui semble être un délai raisonnable…), le Tribunal judiciaire de Paris (ex. Tribunal de grande instance) fait droit à la demande du journaliste et il condamne l'agent judiciaire de l'État à lui verser la somme de 3200 euros à titre de dommages-intérêts (ainsi que celle de 900 euros destinée à lui rembourser une partie de ses frais de procédure) en raison du délai anormal de la procédure prud'homale.

 

Insatisfait de ces montants, le journaliste interjette appel de ce jugement devant la Cour d'appel de Paris.

 

Dans un arrêt du 19 septembre 2023, (donc plus de 3 ans après le jugement de première instance) cette Cour d'appel rappelle tout d'abord que :

 

"Le déni de justice s'entend non seulement comme le refus de répondre aux requêtes ou le fait de négliger les affaires en l'état d'être jugées mais aussi plus largement, comme tout manquement de l'Etat à son devoir de protection juridictionnelle de l'individu qui comprend le droit pour le justiciable de voir statuer sur ses prétentions dans un délai raisonnable.

 

Le déni de justice est caractérisé par tout manquement de l'Etat à son devoir de permettre à toute personne d'accéder à une juridiction pour faire valoir ses droits dans un délai raisonnable et s'apprécie in concreto, à la lumière des circonstances propres à chaque espèce en prenant en considération la nature de l'affaire, son degré de complexité, le comportement de la partie qui se plaint de la durée de la procédure et les mesures prises par les autorités compétentes".

 

Après avoir énoncé ces principes, la Cour d'appel de Paris estime toutefois que si, comme indiqué ci-dessus, l'article 1245-2 du Code du travail prévoit que lorsqu'un conseil de prud'hommes est saisi d'une demande de requalification d'un contrat de travail à durée déterminée en contrat à durée indéterminée, l'affaire est directement portée devant le bureau de jugement qui statue au fond dans un délai d'un mois à compter de sa saisine, "le seul dépassement du délai légal prévu ne suffit pas à caractériser un déni de justice puisque le défaut de respect de ce délai n'est pas sanctionné par la loi, que celui-ci ne présente aucun caractère impératif et que le délai déraisonnable de procédure s'apprécie au vu des circonstances de l'espèce".

 

Le raisonnement peut surprendre : la loi impose aux conseils de prud'hommes saisis d'une demande de requalification de CDD en CDI de statuer dans le délai d'un mois mais, parce que le non-respect de cette règle n'est pas sanctionné, le dépassement de ce délai ne constitue pas, en lui-même, un manquement susceptible de donner lieu à réparation.

 

La Cour d'appel poursuit en indiquant "s'agissant de l'instance devant le conseil de prud'hommes, compte-tenu de la période de vacation judiciaire, le délai ayant couru entre la saisine du 14 juin 2017 et l'audience du 8 septembre suivant est raisonnable et la circonstance que l'affaire a été renvoyée une première fois au 27 novembre suivant en raison de l'absence d'un conseiller puis une seconde fois au 12 février 2018 à la demande d'une des parties n'est pas de nature à rendre ce délai excessif".

 

Bref, le fait que la décision du conseil de prud'hommes (constatant un partage des voix) ait été rendue non pas dans le mois de sa saisine comme le prévoit la loi mais 8 mois après peut être considéré comme "normal".

 

La Cour d'appel retient tout de même qu'en raison des délais de la procédure de départage (2 ans au lieu d'un mois tel que prévu par les textes) qui a suivi et celle de l'appel (2 ans et 8 mois), "la responsabilité de l'État doit être retenue en raison d'un déni de justice caractérisé par un délai excessif de 32 mois pour l'ensemble de la procédure litigieuse".

 

Le constat d'un déni de justice ne suffit toutefois pas. Il faut encore que le justiciable démontre le préjudice subi du fait du délai excessif de la procédure, dont il demande réparation.

 

Traditionnellement deux préjudices peuvent être invoqués : un préjudice matériel et un préjudice moral.

 

En l'occurrence la Cour d'appel estime que le journaliste ne démontre pas le moindre préjudice matériel subi du fait des délais excessifs de la procédure prud'homale.

 

Selon la Cour d'appel, le journaliste ne pouvait "préjuger de l'issue favorable de sa demande de requalification de son contrat de travail contestée par son ancien employeur tant que la cour d'appel n'avait pas statué", elle ajoute que les "difficultés financières [du journaliste] résulte de la rupture de son contrat par son employeur et non du délai de la procédure".

 

Aucune somme n'est donc allouée au journaliste en réparation d'un préjudice matérielle considéré comme inexistant.

 

Là encore, on ne peut partager pleinement le raisonnement suivi.

 

Certes, le premier et principal responsable des conséquences financières de la rupture du contrat de travail est l'employeur de ce journaliste mais il ne s'agissait pas ici de condamner l'État à la place de cet employeur, il s'agissait de se demander si les délais excessifs de la procédure judiciaire et donc la date à laquelle le salarié a pu exiger de son ancien employeur le paiement des condamnations ont ou non créé un préjudice matériel au journaliste.

 

Le fait que le versement d'une somme ne puisse être exigé qu'après un délai de procédure reconnu comme étant excessif ne crée-t-il pas nécessairement un préjudice matériel à celui qui n'a pas pu percevoir cette somme dans un délai considéré comme normal ? 

 

La Cour d'appel considère en revanche que le préjudice moral réparable, lié au stress et aux tracas de la procédure, est caractérisé par la durée excessive de procédure évaluée donc à 32 mois qui, écrit-elle dans son arrêt, a inutilement exposé le journaliste à "une attente et une inquiétude accrues". 

L'État est condamné à verser à ce journaliste une somme de 3600 euros en réparation du préjudice moral subi du fait des délais excessifs en première instance et en appel.

  

L'indemnisation est modeste mais non nulle. On peut en tout cas penser que si à chaque fois qu'une décision n'était pas rendue dans un délai raisonnable (ce qui est quasiment toujours le cas), les justiciables recherchaient la responsabilité de l'État, peut-être que les moyens financiers nécessaires à un fonctionnement normal des juridictions leur seraient enfin alloués.

 

Quelqu'un pourrait finir par se dire que plutôt que de verser des dommages-intérêts pour réparer les préjudices subis du fait de la lenteur de la justice, il serait plus malin de recruter des juges et des greffiers pour en accélérer le mouvement.

 

Accessoirement, la France pourrait se souvenir qu'elle a signé la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales dont l'article 6-1 prévoit que :  "Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (...) dans un délai raisonnable, par un tribunal (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...)".

 

A plusieurs reprises la Cour Européenne des Droits de l'Homme a condamné la France précisément parce qu'elle ne respecte pas ce droit, notamment dans le cadre des procédures engagées devant les juridictions du travail.

 

Il y a plus de 20 ans, elle rappelait déjà : "qu’il incombe aux États contractants d’organiser leur système judiciaire de telle sorte que leurs juridictions puissent garantir à chacun le droit d’obtenir une décision définitive sur les contestations relatives à ses droits et obligations de caractère civil dans un délai raisonnable. Tel est d’autant plus le cas en matière de conflits du travail qui, portant sur des points qui sont d’une importance capitale pour la situation professionnelle d’une personne, doivent être une célérité toute particulière. Il s’agit en l’espèce d’une procédure par laquelle la requérante contestait son licenciement, et l’enjeu du litige exigeait donc une célérité des juridictions internes" (CEDH aff. JUSSY c. FRANCE n°42277/98, 8 avril 2003).

 

Selon les différentes études qui ont été effectuées (notamment par la Cour des comptes en 2023), les quelques mesures prises ces dernières années (rupture conventionnelle, plafonnement des indemnités de licenciement sans cause réelle et sérieuse, réduction très importante des délais de prescription…) destinées, en partie, à réduire le nombre de contentieux n'ont pas permis de réduire le délai moyen des procédures.

 

Au contraire selon ces études, la diminution du nombre d'affaires s'accompagne d'un allongement des délais des procédures.

 

Les délais excessifs semblent donc liés à d'autres facteurs que le nombre d'affaires.

 

Quelques réformes de procédure, simples et déjà connues de tous (instauration d'une vraie procédure de mise en état devant les conseils de prud'hommes, suppression des audiences de conciliation très souvent inutiles, exécution provisoire de droit plus large, meilleure formation des conseillers, remise obligatoire des dossiers avant l'audience…) permettraient assurément de réduire ces délais.

 

On pourrait, pour finir, se demander s'il n'y a pas une volonté politique de laisser les délais s'allonger. 

 

Combien de salariés renoncent en effet à engager une procédure après avoir appris par leur avocat qu'ils ne peuvent pas s'attendre à une première décision de justice avant, au mieux, 2 ans puis, sans même envisager un départage, qu'en raison d'un probable appel, ils devront ensuite encore attendre 3 ans avant d'atteindre le bout de la procédure et encore à condition qu'un pourvoi en cassation ne soit pas formé ?

 

Un tel calcul serait évidemment indigne d'un état de droit.

 

Les délais, tout autant excessifs, observés devant les autres juridictions (et en particulier devant les tribunaux correctionnels) ne permettent pas de conclure en ce sens.

 

 

Vianney FÉRAUD
Avocat au barreau de Paris