11 janv. 2014

Quel est le montant minimum de l'indemnité spécifique de rupture conventionnelle dû à un journaliste ?

L'indemnité spécifique de rupture conventionnelle due à un journaliste doit-elle être au moins égale à celle prévue en cas de licenciement d'un journaliste, soit 1 mois par année d'ancienneté (dans la limite de 15), ou peut-elle être limitée à 1/5ème de mois pas année d'ancienneté ? 

Il est nécessaire, pour bien comprendre cette question, de procéder à un rappel de quelques textes :

L'article L1237-13 du Code du travail dispose que "la convention de rupture [conventionnelle] définit les conditions de celle-ci, notamment le montant de l'indemnité spécifique de rupture conventionnelle qui ne peut pas être inférieur à celui de l'indemnité prévue à l'article L. 1234-9 ".

L'article L1234-9 du Code du travail auquel renvoie ce texte dispose que "le salarié titulaire d'un contrat de travail à durée indéterminée, licencié alors qu'il compte une année d'ancienneté ininterrompue au service du même employeur, a droit, sauf en cas de faute grave, à une indemnité de licenciement. Les modalités de calcul de cette indemnité sont fonction de la rémunération brute dont le salarié bénéficiait antérieurement à la rupture du contrat de travail. Ce taux et ces modalités sont déterminés par voie réglementaire".

L'article R1234-1 du Code du travail dispose que : "l'indemnité de licenciement prévue à l'article L. 1234-9 ne peut être inférieure à une somme calculée par année de service dans l'entreprise et tenant compte des mois de service accomplis au-delà des années pleines".

L'article R1234-2 du Code du travail dispose que : "l'indemnité de licenciement ne peut être inférieure à un cinquième de mois de salaire par année d'ancienneté , auquel s'ajoutent deux quinzièmes de mois par année au-delà de dix ans d'ancienneté".

L'article L7111-1, figurant dans le titre consacré aux "journalistes professionnels" dans le Code du travail précise que : "Les dispositions du présent code sont applicables aux journalistes professionnels et assimilés, sous réserve des dispositions particulières du présent titre".

Dans le "présent titre", figure l'article L7112-3 qui prévoit que :"Si l'employeur est à l'initiative de la rupture, le salarié a droit à une indemnité qui ne peut être inférieure à la somme représentant un mois, par année ou fraction d'année de collaboration , des derniers appointements. Le maximum des mensualités est fixé à quinze".

L'indemnité de base d'un licenciement, dite " indemnité légale" par opposition aux indemnités fixées par les conventions collectives fixée l'article R1234-2 du Code du travail, est donc d'un montant très inférieure à celle prévue, par la loi, pour les journalistes professionnels à l'article L7112-3 du Code du travail.

Dès lors que le montant de l'indemnité spécifique de rupture conventionnelle doit être au moins égal à celui de l'indemnité légale de licenciement (et même, en application de l'avenant n° 4 du 18 mai 2009 à l'accord national interprofessionnel sur la modernisation du marché du travail du 11 janvier 2008, au moins égale à l'indemnité conventionnelle de licenciement) la question est posée de savoir si, pour un journaliste, cette indemnité spécifique doit être au moins égale à un 5ème de mois par année d'ancienneté ou alors à 1 mois par année d'ancienneté.

Deux journalistes professionnels signent avec leur employeur respectif (une société audiovisuelle et une société de presse écrite) un accord de rupture conventionnelle (cf. cette autre page sur ce sujet).

Il est prévu, dans les deux conventions, le paiement d'une indemnité de rupture conventionnelle d'un montant inférieur à celui qu'aurait perçu le journaliste si celui-ci avait été licencié.

L'administration du travail, chargée d'homologuer cette rupture conventionnelle, valide (au moins implicitement) cette somme et la rupture conventionnelle devient effective.

Les journalistes contestent ultérieurement cette rupture conventionnelle et notamment le montant de l'indemnité spécifique de rupture qui leur a été versé.

Les deux salariés saisissent le Conseil de prud'hommes de Paris.

Dans un cas, le Conseil de prud'hommes condamne l'employeur à verser un important rappel d'indemnité de rupture conventionnelle, dans l'autre cas, le journaliste est débouté de cette même demande.

Un appel est interjeté dans ces deux dossiers.

La Cour d'appel de Paris est saisie.

Les dossiers sont distribués devant deux chambres différentes.

Dans le premier dossier, l'employeur soutenait que la rupture conventionnelle était parfaitement valable dès lors que le montant minimum de l'indemnité légale de licenciement (soit 1/5ème de mois par année d'ancienneté) avait été effectivement versé au journaliste qui ne pouvait, dans le cadre d'une rupture conventionnelle, prétendre percevoir une somme au moins équivalente à celle prévue en cas de licenciement d'un journaliste

La chambre 6 du pôle 6 de la Cour d'appel de Paris, dans un arrêt du 23 octobre 2013, ne suit pas ce raisonnement.

Son analyse est relativement simple :

On sait que l'article L1237-13 sur la rupture conventionnelle prévoit que l'indemnité spécifique de cette rupture ne peut pas être inférieure à celle prévue à l'article L1234-9 du Code du travail. Ce texte ne fixe pas lui-même les modalités de calculs de cette indemnité mais renvoie vers l'article R1234-2 du Code du travail. 

Or ce dernier texte dispose que "L'indemnité de licenciement ne peut être inférieure à un cinquième de mois de salaire par année d'ancienneté, auquel s'ajoutent deux quinzièmes de mois par année au-delà de dix ans d'ancienneté".

La Cour d'appel estime donc que les textes du code du travail sur le mode de calcul de l'indemnité de licenciement "ne fixent pas un mode de calcul unique mais un mode de calcul minimum auquel il peut être dérogé", ce qui est le cas pour les journalistes puisque l'article L7112-3 du Code du travail dispose que le journaliste "a droit à une indemnité qui ne peut être inférieure à la somme représentant un mois, par année ou fraction d'année de collaboration des derniers appointements"

De ce fait, la Cour estime que le journaliste aurait effectivement dû percevoir une indemnité spécifique de rupture conventionnelle au moins équivalente à celle due en cas de licenciement, soit 1 mois par année ou fraction d'année d'ancienneté dans la limite de 15 mois.

Son ancien employeur est donc condamné à lui payer un solde d'indemnité de rupture, d'un montant égal à la différence entre l'indemnité de licenciement qui aurait été due et l'indemnité de rupture conventionnelle telle qu'elle a d'ores et déjà été payée.

Mais ce n'est pas tout.

En effet, si la Cour condamne l'employeur à payer ce solde, ce n'est pas simplement parce qu'elle estime que l'indemnité de rupture conventionnelle était insuffisante c'est parce qu'elle requalifie la rupture du contrat de travail en un licenciement abusif.

En effet, la Cour d'appel retient que : "L'indemnité de rupture spécifique conventionnelle est l'un des éléments substantiels de la rupture conventionnelle de sorte que le salarié ne peut y renoncer. Dès lors que le salarié a perçu une indemnité inférieure à l'indemnité de licenciement qui lui était due, la convention de rupture n'est pas valide et produit les effets d'un licenciement dépourvu de cause réelle et sérieuse".

La rupture conventionnelle produisant les effets d'un licenciement abusif, l'employeur est tenu au paiement non seulement de la totalité de l'indemnité de licenciement, mais également de l'indemnité compensatrice de préavis et de dommages-intérêts (en l'espèce équivalents à 6 mois de salaire).

En outre dès lors que le journaliste avait plus de 15 ans d'ancienneté, la Commission arbitrale des journalistes se trouve désormais, du fait de la requalification de la rupture conventionnelle en licenciement, compétente pour déterminer le montant de l'indemnité de licenciement du journaliste pour la fraction supérieure à 15 mois de salaires.

On voit bien ici que les conséquences financières pour l'employeur qui aura, au moment de la rupture conventionnelle, cru réaliser une économie en versant au journaliste une somme inférieure à celle qu'il aurait versée en cas de licenciement, sont lourdes.

Toutefois, le lendemain, soit le 24 octobre 2013, la 5ème chambre du pôle 6 de la Cour d'appel de Paris juge exactement en sens contraire.

Le salarié demandait que lui soit attribuée une indemnité de rupture spécifique calculée suivant les dispositions de l'article L 7112-3 du Code du travail, applicables aux journalistes.

La Cour d'appel suit "le chemin" des textes et retient que "l'article L1237-13 qui fixe le minimum de l'indemnité spécifique vise expressément l'indemnité prévue par l'article L1234-9, dont le montant est déterminé par décret. Le décrit pris en application de ce texte légal est bien l'article R1234-2 du Code du travail. En revanche, l'article L1237-13 ne renvoie pas aux dispositions légales de l'article L7112-3 du même Code, pas plus qu'il ne renvoie aux dispositions conventionnelles applicables à d'autres professions.

En effet, l'article L7112-3 du Code du travail organise un régime d'indemnisation distinct de celui de l'article L1234-9. Ce régime spécifique suppose dans différentes hypothèses l'intervention de la commission arbitrale pour fixer le montant de l'indemnité. Il s'ensuit que l'article L1237-9 du Code du travail ne peut se comprendre comme renvoyant à l'indemnité prévue par l'article L7112-3 du même Code, dont le montant n'est pas toujours déterminé".

Elle en déduit que le journaliste n'est pas fondé à obtenir un rappel d'indemnité spécifique de rupture conventionnelle.

Cette dernière analyse semble contestable dès lors que, comme retenu par la 6ème chambre, l'indemnité prévue à l'article R1234-2 du Code du travail n'est qu'un plancher. L'article L7112-3 ne fait que compléter l'article R1234-2.

D'ailleurs, même en suivant le "chemin" des textes, l'article L1234-9 du Code du travail ne renvoie pas plus directement vers l'article R1234-2 que vers l'article L7112-3 du même Code.

Au surplus, comme rappelé ci-dessus, l'article L7111-1 du Code du travail prévoit que : "Les dispositions du présent code sont applicables aux journalistes professionnels et assimilés, sous réserve des dispositions particulières du présent titre".

Par application de ce texte on peut considérer que sont applicables aux journalistes professionnels toutes les dispositions du Code du travail en ce compris celles prévoyant que l'indemnité de rupture conventionnelle doit être au moins équivalente à celle prévue en cas de licenciement et, non pas celles de l'article R1234-2 mais celles, "particulières du présent titre" précisant que pour le journaliste l'indemnité de rupture est d'un mois par année d'ancienneté.

En opportunité, on voit mal pourquoi, au motif que l'indemnité de licenciement des journalistes n'est pas prévue dans la convention collective des journalistes mais par la loi, les journalistes seraient pratiquement les seuls à ne pas pouvoir prétendre, dans le cadre d'une rupture conventionnelle, à une indemnité de rupture au moins équivalente à celle due en cas de licenciement.

Quoi qu'il en soit, face à cette divergence d'appréciation, il convient d'attendre une décision de la Cour de cassation.

On voit bien toutefois que le sort d'une procédure judiciaire repose sur un aléa très fort puisque selon la chambre saisie au sein d'une même juridiction, les analyses d'une même question juridique peuvent conduire à des réponses diamétralement opposées.

Pour la petite histoire, les deux arrêts d'appel sont des "infirmations". Le jugement du Conseil de prud'hommes qui avait donné raison au journaliste en lui accordant un complément d'indemnité de rupture conventionnelle est infirmé par la 5ème chambre du pôle 6 de la Cour d'appel de Paris. Le jugement du Conseil de prud'hommes qui avait, au contraire, refusé d'accorder un complément d'indemnité de rupture conventionnelle au journaliste est lui aussi infirmé mais par la chambre 6 du pôle 6 de la Cour d'appel de Paris qui accorde au journaliste un complément d'indemnité spécifique de rupture conventionnelle.

La divergence d'appréciation existait donc déjà en première instance.

Un dernier texte, l'article L 411-1 du code de l'organisation judiciaire :"il y a pour toute la République une Cour de cassation" (et une seule...).


Note du 10 juin 2015 :

Sur ce sujet voir cette publication à la suite d'un arrêt de la Cour de cassation rendu le 3 juin 2015