2 mai 2024

Délais d'une procédure engagée par un journaliste, où l'on voit que la justice est un plat qui se mange froid

 

Un journaliste saisit le Conseil de prud'hommes de Paris le 14 juin 2017.


Il demande à cette juridiction de requalifier une (longue) relation de travail sous contrats à durée déterminée successifs avec une société de presse en un contrat à durée indéterminée.


Dans un tel cas, l'article L.1245-2 du Code du travail prévoit que le bureau de jugement du conseil de prud'hommes est saisi directement, sans préalable de conciliation.  

 

Surtout, ce même texte prévoit qu'en cas de demande de requalification d'un ou plusieurs contrat(s) à durée déterminée en un contrat à durée indéterminée, le conseil de prud'hommes doit statuer au fond dans le délai d'un mois suivant la date de sa saisine. 

 

Ce délai d'un mois est toutefois rarement respecté, ce qui soulève souvent l'incompréhension des justiciables : pourquoi une juridiction censée appliquer la loi aux parties ne la respecte-t-elle pas elle-même ? La réponse est assez simple. Le rôle des audiences des conseils de prud'hommes est souvent surchargé, parfois par des procédures engagées depuis plusieurs années. De plus, comme on le verra ci-après, aucune conséquence n'est attachée au non-respect de ce délai. 

 

En l'occurrence, le journaliste est convoqué à comparaître devant le bureau de jugement à une audience fixée le 8 septembre 2017.

 

Ce jour-là, en raison de l'absence d'un conseiller prud'hommes, l'affaire est renvoyée à une date ultérieure (il est très fréquent que - pour mille raisons - les conseils de prud'hommes prononcent des renvois des dossiers le jour même où ils devaient être plaidés).

 

L'affaire est rappelée lors de l'audience du 27 novembre 2017 puis de celle du 12 février 2018. 

 

A l'issue de cette audience, le conseil de prud'hommes se met en partage de voix. 

 

4 conseillers, deux salariés et deux employeurs, siégeant dans les différentes chambres des 211 conseils de prud'hommes français, sans qu'aucun d'eux n'ait une voix prépondérante, un tel renvoi en formation de départage est ordonné lorsqu'une majorité permettant de rendre un jugement n'est pas trouvée. L'affaire est donc fixée à une nouvelle audience en présence d'un juge professionnel, dénommé juge départiteur.


Selon les dispositions de l'article R1454-29 alinéa 1er du Code du travail, "en cas de partage des voix devant le bureau de jugement ou le bureau de conciliation et d'orientation, l'affaire est renvoyée à une audience ultérieure du bureau de jugement. Cette audience, présidée par le juge départiteur, est tenue dans le mois du renvoi"

 

En pratique ce délai d'un mois n'est, lui également, que très rarement / jamais respecté. Les juges départiteurs ne sont pas assez nombreux et les délais d'audiencement sont donc souvent très longs.

 

Le 8 août 2019, le Conseil de prud'hommes de Paris indique aux parties que l'audience de départage a été fixée au 16 décembre 2019. 

 

La décision est finalement rendue le 6 février 2020, soit plus de 2 ans et 7 mois après la saisine (ce qui est loin d'être un record), bien au-delà donc des délais de deux fois un mois prévus par les articles L.1245-2 et R.1454-29 du Code du travail.

 

Dans ce jugement, le conseil de prud'hommes fait droit à la demande principale du journaliste en requalifiant sa relation de travail en un contrat de travail à durée indéterminée.

 

Constatant que le journaliste avait ainsi une ancienneté supérieure à 15 années au moment de la rupture de la relation de travail elle-même requalifiée en un licenciement, il indique que la Commission arbitrale des journalistes est compétente pour fixer le montant de l'indemnité de licenciement (cf. cette autre publication sur ce sujet). Le journaliste est donc invité à saisir cette Commission où les délais d'audiencement sont également très longs.

 

Insatisfait néanmoins d'une partie des condamnations prononcées par le conseil de prud'hommes, le journaliste saisit la Cour d'appel de Paris le 6 mars 2020.

 

60 % des jugements rendus pas les conseils de prud'hommes sont frappés d'appel et les délais devant la Cour d'appel de Paris comme devant les 35 autres, sont donc très longs. 

 

L'arrêt d'appel est rendu par cette juridiction le 24 novembre 2022, soit plus de 5 années et demi après la saisine du Conseil de prud'hommes de Paris (ce qui est loin d'être un record, bis repetita).

 

Le 2 juillet 2019 - avant donc l'issue de la procédure judiciaire engagée devant le Conseil de prud'hommes de Paris - ce journaliste avait assigné l'agent judiciaire de l'État devant le Tribunal de grande instance de Paris.

 

Il soutenait dans cette instance parallèle qu'en raison des délais excessifs de la procédure prud'homale il était victime d'un déni de justice et, au visa de l'article L141-1 du Code de l'organisation judiciaire, il sollicitait la condamnation de l'État à réparer son préjudice.

 

Ce texte dispose que "l'État est tenu de réparer le dommage causé par le fonctionnement défectueux du service public de la justice. Sauf dispositions particulières, cette responsabilité n'est engagée que par une faute lourde ou par un déni de justice".

 

Par jugement du 15 juin 2020 (soit moins d'un an après sa saisine, ce qui semble être un délai raisonnable…), le Tribunal judiciaire de Paris (ex. Tribunal de grande instance) fait droit à la demande du journaliste et il condamne l'agent judiciaire de l'État à lui verser la somme de 3200 euros à titre de dommages-intérêts (ainsi que celle de 900 euros destinée à lui rembourser une partie de ses frais de procédure) en raison du délai anormal de la procédure prud'homale.

 

Insatisfait de ces montants, le journaliste interjette appel de ce jugement devant la Cour d'appel de Paris.

 

Dans un arrêt du 19 septembre 2023, (donc plus de 3 ans après le jugement de première instance) cette Cour d'appel rappelle tout d'abord que :

 

"Le déni de justice s'entend non seulement comme le refus de répondre aux requêtes ou le fait de négliger les affaires en l'état d'être jugées mais aussi plus largement, comme tout manquement de l'Etat à son devoir de protection juridictionnelle de l'individu qui comprend le droit pour le justiciable de voir statuer sur ses prétentions dans un délai raisonnable.

 

Le déni de justice est caractérisé par tout manquement de l'Etat à son devoir de permettre à toute personne d'accéder à une juridiction pour faire valoir ses droits dans un délai raisonnable et s'apprécie in concreto, à la lumière des circonstances propres à chaque espèce en prenant en considération la nature de l'affaire, son degré de complexité, le comportement de la partie qui se plaint de la durée de la procédure et les mesures prises par les autorités compétentes".

 

Après avoir énoncé ces principes, la Cour d'appel de Paris estime toutefois que si, comme indiqué ci-dessus, l'article 1245-2 du Code du travail prévoit que lorsqu'un conseil de prud'hommes est saisi d'une demande de requalification d'un contrat de travail à durée déterminée en contrat à durée indéterminée, l'affaire est directement portée devant le bureau de jugement qui statue au fond dans un délai d'un mois à compter de sa saisine, "le seul dépassement du délai légal prévu ne suffit pas à caractériser un déni de justice puisque le défaut de respect de ce délai n'est pas sanctionné par la loi, que celui-ci ne présente aucun caractère impératif et que le délai déraisonnable de procédure s'apprécie au vu des circonstances de l'espèce".

 

Le raisonnement peut surprendre : la loi impose aux conseils de prud'hommes saisis d'une demande de requalification de CDD en CDI de statuer dans le délai d'un mois mais, parce que le non-respect de cette règle n'est pas sanctionné, le dépassement de ce délai ne constitue pas, en lui-même, un manquement susceptible de donner lieu à réparation.

 

La Cour d'appel poursuit en indiquant "s'agissant de l'instance devant le conseil de prud'hommes, compte-tenu de la période de vacation judiciaire, le délai ayant couru entre la saisine du 14 juin 2017 et l'audience du 8 septembre suivant est raisonnable et la circonstance que l'affaire a été renvoyée une première fois au 27 novembre suivant en raison de l'absence d'un conseiller puis une seconde fois au 12 février 2018 à la demande d'une des parties n'est pas de nature à rendre ce délai excessif".

 

Bref, le fait que la décision du conseil de prud'hommes (constatant un partage des voix) ait été rendue non pas dans le mois de sa saisine comme le prévoit la loi mais 8 mois après peut être considéré comme "normal".

 

La Cour d'appel retient tout de même qu'en raison des délais de la procédure de départage (2 ans au lieu d'un mois tel que prévu par les textes) qui a suivi et celle de l'appel (2 ans et 8 mois), "la responsabilité de l'État doit être retenue en raison d'un déni de justice caractérisé par un délai excessif de 32 mois pour l'ensemble de la procédure litigieuse".

 

Le constat d'un déni de justice ne suffit toutefois pas. Il faut encore que le justiciable démontre le préjudice subi du fait du délai excessif de la procédure, dont il demande réparation.

 

Traditionnellement deux préjudices peuvent être invoqués : un préjudice matériel et un préjudice moral.

 

En l'occurrence la Cour d'appel estime que le journaliste ne démontre pas le moindre préjudice matériel subi du fait des délais excessifs de la procédure prud'homale.

 

Selon la Cour d'appel, le journaliste ne pouvait "préjuger de l'issue favorable de sa demande de requalification de son contrat de travail contestée par son ancien employeur tant que la cour d'appel n'avait pas statué", elle ajoute que les "difficultés financières [du journaliste] résulte de la rupture de son contrat par son employeur et non du délai de la procédure".

 

Aucune somme n'est donc allouée au journaliste en réparation d'un préjudice matérielle considéré comme inexistant.

 

Là encore, on ne peut partager pleinement le raisonnement suivi.

 

Certes, le premier et principal responsable des conséquences financières de la rupture du contrat de travail est l'employeur de ce journaliste mais il ne s'agissait pas ici de condamner l'État à la place de cet employeur, il s'agissait de se demander si les délais excessifs de la procédure judiciaire et donc la date à laquelle le salarié a pu exiger de son ancien employeur le paiement des condamnations ont ou non créé un préjudice matériel au journaliste.

 

Le fait que le versement d'une somme ne puisse être exigé qu'après un délai de procédure reconnu comme étant excessif ne crée-t-il pas nécessairement un préjudice matériel à celui qui n'a pas pu percevoir cette somme dans un délai considéré comme normal ? 

 

La Cour d'appel considère en revanche que le préjudice moral réparable, lié au stress et aux tracas de la procédure, est caractérisé par la durée excessive de procédure évaluée donc à 32 mois qui, écrit-elle dans son arrêt, a inutilement exposé le journaliste à "une attente et une inquiétude accrues". 


L'État est condamné à verser à ce journaliste une somme de 3600 euros en réparation du préjudice moral subi du fait des délais excessifs en première instance et en appel.

  

L'indemnisation est modeste mais non nulle. On peut en tout cas penser que si à chaque fois qu'une décision n'était pas rendue dans un délai raisonnable (ce qui est quasiment toujours le cas), les justiciables recherchaient la responsabilité de l'État, peut-être que les moyens financiers nécessaires à un fonctionnement normal des juridictions leur seraient enfin alloués.

 

Quelqu'un pourrait finir par se dire que plutôt que de verser des dommages-intérêts pour réparer les préjudices subis du fait de la lenteur de la justice, il serait plus malin de recruter des juges et des greffiers pour en accélérer le mouvement.

 

Accessoirement, la France pourrait se souvenir qu'elle a signé la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales dont l'article 6-1 prévoit que :  "Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (...) dans un délai raisonnable, par un tribunal (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...)".

 

A plusieurs reprises la Cour Européenne des Droits de l'Homme a condamné la France précisément parce qu'elle ne respecte pas ce droit, notamment dans le cadre des procédures engagées devant les juridictions du travail.

 

Il y a plus de 20 ans, elle rappelait déjà : "qu’il incombe aux États contractants d’organiser leur système judiciaire de telle sorte que leurs juridictions puissent garantir à chacun le droit d’obtenir une décision définitive sur les contestations relatives à ses droits et obligations de caractère civil dans un délai raisonnable. Tel est d’autant plus le cas en matière de conflits du travail qui, portant sur des points qui sont d’une importance capitale pour la situation professionnelle d’une personne, doivent être une célérité toute particulière. Il s’agit en l’espèce d’une procédure par laquelle la requérante contestait son licenciement, et l’enjeu du litige exigeait donc une célérité des juridictions internes" (CEDH aff. JUSSY c. FRANCE n°42277/98, 8 avril 2003).

 

Selon les différentes études qui ont été effectuées (notamment par la Cour des comptes en 2023), les quelques mesures prises ces dernières années (rupture conventionnelle, plafonnement des indemnités de licenciement sans cause réelle et sérieuse, réduction très importante des délais de prescription…) destinées, en partie, à réduire le nombre de contentieux n'ont pas permis de réduire le délai moyen des procédures.

 

Au contraire selon ces études, la diminution du nombre d'affaires s'accompagne d'un allongement des délais des procédures.

 

Les délais excessifs semblent donc liés à d'autres facteurs que le nombre d'affaires.

 

Quelques réformes de procédure, simples et déjà connues de tous (instauration d'une vraie procédure de mise en état devant les conseils de prud'hommes, suppression des audiences de conciliation très souvent inutiles, exécution provisoire de droit plus large, meilleure formation des conseillers, remise obligatoire des dossiers avant l'audience…) permettraient assurément de réduire ces délais.

 

On pourrait, pour finir, se demander s'il n'y a pas une volonté politique de laisser les délais s'allonger. 

 

Combien de salariés renoncent en effet à engager une procédure après avoir appris par leur avocat qu'ils ne peuvent pas s'attendre à une première décision de justice avant, au mieux, 2 ans puis, sans même envisager un départage, qu'en raison d'un probable appel, ils devront ensuite encore attendre 3 ans avant d'atteindre le bout de la procédure et encore à condition qu'un pourvoi en cassation ne soit pas formé ?

 

Un tel calcul serait évidemment indigne d'un état de droit.

 

Les délais, tout autant excessifs, observés devant les autres juridictions (et en particulier devant les tribunaux correctionnels) ne permettent pas de conclure en ce sens.

 

 

Vianney FÉRAUD
Avocat au barreau de Paris