Depuis 2009, une partie à une
procédure judiciaire qui estime qu'une disposition légale qui lui est opposée
est contraire à la constitution peut poser une question prioritaire de
constitutionnalité (QPC) au Conseil constitutionnel.
La procédure prévoit plusieurs
filtres et en particulier, en matière sociale, d'abord celui de la juridiction
saisie qui doit notamment vérifier que la QPC est sérieuse avant, le cas
échéant, de la transmettre à la Cour de cassation laquelle examine à son tour
le sérieux de cette question puis décide de renvoyer ou non la question au
Conseil constitutionnel, seul compétent pour déclarer la disposition légale
conforme ou non à la Constitution.
A la suite d'une cession, une
société de presse ouvre la clause de cession pour une durée de 9 mois.
6 mois après cette date butoir, une
journaliste invoque la clause de cession.
Son employeur lui répond qu'elle
est hors délai et refuse de lui verser l'indemnité de licenciement.
Le conseil de prud'hommes de Paris
est saisi en référé par la journaliste.
Faute d'accord entre les
conseillers (un employeur et un salarié), l'affaire est renvoyée devant le juge
départiteur
La journaliste argue du fait que le
délai fixé par son employeur pour invoquer la clause de cession ne lui était
pas opposable.
Ce dernier répond que son ancienne
salariée n'a pas invoqué la clause de cession dans un "délai
raisonnable".
Cette Société de presse décide
également de présenter une question prioritaire de constitutionnalité rédigée
de la façon suivante :
"Les dispositions de l'article
L. 7112-5, 1° du code du travail ainsi que la portée que leur donne la
jurisprudence de la Cour de cassation, en ce qu'elles ne prévoient pas les
modalités de leur application et en ce qu'elles créent un droit imprescriptible
pour les journalistes ne contreviennent-elles pas au principe d'égalité, au
principe de liberté contractuelle ainsi qu'aux garanties fondamentales
nécessaires à l'exercice des droits et libertés prévus aux dispositions des
articles 1, 4 et 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, de
l'alinéa 8 du préambule de la constitution de 1946 ainsi qu'aux dispositions
des articles 1 et 34 de la Constitution de 1958 ?"
L'article L. 7112-5 1° du Code du
travail est celui relatif à la clause de cession des journalistes.
Il est rédigé en ces termes :
"Si la rupture du contrat de
travail survient à l'initiative du journaliste professionnel, les dispositions
des articles L. 7112-3 et L. 7112-4 (relatives au licenciement d'un journaliste)
sont applicables, lorsque cette rupture est motivée par l'une des circonstances
suivantes :
1° Cession du journal ou du
périodique"
On comprend donc, à la lecture de
cette question, que la Société de presse reprochait à cet article L. 7112-5 1°
du Code du travail de ne pas prévoir les modalités pratiques de mise en œuvre
de la clause de cession des journalistes et en particulier l'absence de délai
pour invoquer la clause de cession.
Il faut ici rappeler que la Cour de
cassation juge régulièrement que l'article L 7112-5 du Code du travail n'impose
aucun délai aux journalistes pour mettre en œuvre la clause de cession (cf. cette autre publication sur ce sujet)
Par une ordonnance du 30 avril
2015, le conseil de prud'hommes de Paris (formation de départage) a accepté de
transmettre la QPC à la Cour de cassation.
Il estime en particulier que cette
question est sérieuse.
Il relève que :
- L'exercice de la clause de cession prévu à l'article L.7112-5 1° du Code du travail permet à un journaliste de rompre son contrat de travail à la suite de la cession du journal pour lequel il travaille et que ni ce texte, ni aucune autre disposition réglementaire, ne précise de délai pour la mise en œuvre de cette clause par la journaliste après la dite cession ;
- qu'aucune notion de délai raisonnable n'a non plus été dégagée parla jurisprudence ;
- qu'il en ressort qu'un journaliste serait susceptible de pouvoir invoquer cette clause, plusieurs années après la cession de son journal pour rompre son contrat de travail et "bénéficier des dispositions financières avantageuses prévues aux articles L.7112-3 et L. 7112-4 du Code du code du travail"
La Cour de cassation, dans un arrêt
du 7 juillet 2015, a néanmoins refusé de transmettre cette QPC au Conseil
constitutionnel.
Elle estime d'abord que la question
posée n'est pas nouvelle.
Elle retient surtout que "les
dispositions contestées, telles qu'elles sont interprétées par la Cour de
cassation, ne dérogent pas aux règles de droit commun relatives à la
prescription extinctive ; que la question qui prête à l'interprétation
jurisprudentielle une portée qu'elle n'a pas n'est pas sérieuse".
De fait, contrairement à ce que
prétendait la Société de presse dans sa QPC, aucune décision de la Cour de
cassation n'a jugé que le droit pour un journaliste d'invoquer la clause de
cession est imprescriptible.
Au surplus, ce n'est pas parce
qu'un texte qui instaure un droit ne prévoit pas expressément de délai pour en
bénéficier que ce droit peut être exercé à tout moment.
Si la Cour de cassation rappelle
régulièrement que l'article L. 7112-5 du code du travail n'impose aucun délai
aux journalistes pour mettre en oeuvre la clause de cession c'est pour répondre
aux moyens qui lui sont soumis prétendant que cette clause devrait être évoquée
dans un "délai raisonnable" ou encore dans le délai fixé par
l'employeur au moment de l'ouverture de cette clause.
Elle n'a pour autant jamais jugé
que ce droit peut être invoqué sans aucune limite dans le temps.
D'ailleurs, si l'on examine les
différents arrêts qui ont pu être rendus sur le sujet du délai pour invoquer la
clause de cession, on s'aperçoit que les sociétés de presse soutiennent
toujours que le délai entre la cession et la date à laquelle le journaliste a
invoqué la clause de cession est excessif (et donc que la demande du
journaliste serait mal fondée), mais qu'elle ne prétendent jamais que le droit
du journaliste aurait été éteint par l'effet de la prescription (et donc que
l'action du journaliste serait irrecevable).
Quoi qu'il en soit, en relevant
expressément dans sa décision du 7 juillet 2015 que sa jurisprudence sur le
délai pour invoquer la clause de cession ne déroge "pas aux règles de
droit commun relatives à la prescription extinctive", la Cour de
cassation semble retenir que c'est ce délai de droit commun qui devrait
s'appliquer.
Rappelons ici que selon les
dispositions de l'article 2219 du Code civil "la prescription
extinctive est un mode d'extinction d'un droit résultant de l'inaction de son
titulaire pendant un certain laps de temps".
Puisque le droit d'invoquer la
clause de cession n'est pas imprescriptible, il reste à déterminer quel est le
délai de la prescription extinctive applicable à la clause de cession
(autrement dit, quel est le délai maximal pour invoquer cette clause).
Selon l'article 2224 du Code civil
le délai de droit commun de la prescription extinctive est de 5 ans.
La loi dite de sécurisation de
l'emploi du 14 juin 2013 a créé l'article L1471-1 du Code du travail qui
dispose que "toute action portant sur l'exécution ou la rupture du
contrat de travail se prescrit par deux ans à compter du jour où celui qui
l'exerce a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant d'exercer son
droit".
Ce texte vise toutefois le délai
pour agir en justice et non pas celui pour bénéficier d'un droit.
Or, le journaliste qui invoque la
clause de cession n'engage pas une action, il invoque simplement le droit qui
lui est reconnu par l'article L. 7112-5, 1° du Code du travail.
On peut donc penser – au risque de
se tromper dans l'attente d'un arrêt de la Cour de cassation plus explicite –
que le journaliste peut faire jouer la clause de cession dans le délai de droit
commun de l'article 2219 du Code civil, soit 5 ans à partir de la cession ou,
plus précisément, de la date à laquelle il a connu ou aurait dû connaître les
faits permettant d'invoquer la clause de cession. Autrement dit, tant que le
journaliste n'est pas informé de la cession, le délai de prescription
extinctive ne commence pas à courir. Pour saisir le conseil de prud'hommes, il
n'aura en revanche que 2 ans (NDLR ce délai est désormais d'un an) à partir de la date à laquelle il a notifié sa
décision d'invoquer la clause de cession si son employeur lui en a refusé le bénéfice.