22 sept. 2024

Où l'on reparle du délai pour invoquer la clause de cession des journalistes

 

On a déjà vu que, depuis longtemps, la jurisprudence rappelle régulièrement que l'article L.7112-5 du Code du travail ne prévoyant aucun délai après la "cession du journal ou du périodique" pour invoquer la clause de cession, un employeur ne peut valablement imposer à un journaliste une date limite pour exercer ce droit.  Il suffit, pour que les dispositions de cet article puissent être valablement invoquées, que la résiliation du contrat de travail soit motivée par l'une des 3 circonstances qu'il énumère, dont la cession (cf. cette autre publication sur ce sujet).

La pratique qui consiste à "fermer" une clause de cession quelques semaines ou mois après la cession ne repose donc sur aucune base légale.

On a également vu que, dans un arrêt du 7 juillet 2015,  la Cour de cassation avait refusé de transmettre au Conseil constitutionnel une question prioritaire de constitutionnalité portant sur la prétendue imprescriptibilité de clause de cession et ce selon la, là encore, une prétendue jurisprudence de cette même cour, celle-ci considérant pour justifier ce refus que "les dispositions contestées, telles qu'elles sont interprétées par la Cour de cassation, ne dérogent pas aux règles de droit commun relatives à la prescription extinctive   (cf. cette autre publication sur ce sujet).

 

On s'était alors demandé si, par cet attendu, la Cour de cassation visait bien le délai de 5 ans prévu à l'article 2224 du Code civil mais faute d'autre précision, c'est la conclusion qui semblait s'imposer.    

 

Dans un arrêt du 28 juin 2018, la Cour d'appel de Paris avait d'ailleurs jugé que le délai de 6 mois après la cession, tel que fixé par un employeur pour invoquer la clause de cession, ne pouvait être opposé à un journaliste qui avait invoqué cette clause 3 ans après la cession dès lors que, écrivait-elle, " l'article 7112-5-1 du code du travail ne raccourcit pas la prescription extinctive de droit commun prévue à l'article 2224 du code civil" (cet arrêt ayant toutefois fait ensuite l'objet d'une cassation pour un autre motif que celui-là).

 

Par un arrêt du 8 février 2024, la Cour d'appel de Saint-Denis de la Réunion a eu, à son tour l'occasion de se prononcer et ce de façon très claire sur ce sujet.

 

Un journaliste employé par la société Antenne Réunion Télévision avait invoqué la clause de cession prévue par l'article L. 7 112-5 1° du code du travail le 12 juin 2019 et ce parce que cette société avait l'objet d'une cession le 31 mars 2017, soit 2 ans, 2 mois et 12 jours auparavant.

 

La société contestait à son salarié la possibilité de se prévaloir de la clause de cession.

 

Le journaliste s'est donc trouvé contraint de saisir le conseil de prud'hommes.

 

Celui-ci lui ayant donné raison, c'est la société qui a saisi la cour d'appel.

 

Devant cette juridiction l'employeur soutenait notamment, pour justifier son refus de reconnaître au journaliste le droit d'invoquer la clause de cession, que sa "demande" était prescrite par application de l'article L.1471-1 du code du travail lequel dispose en son premier  alinéa que "toute action portant sur l'exécution ou la rupture du contrat de travail se prescrit par deux ans à compter du jour où celui qui l'exerce a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant d'exercer son droit".

 

Selon elle, dès lors que le journaliste avait été informé de la cession en mars 2017, il ne pouvait plus invoquer la clause de cession en juin 2019.


La Cour d'appel de Saint-Denis rejette cet argument.


Après avoir rappelé qu'il "est constant que l'article L 7112-5 du code du travail n'impose aucun délai aux journalistes pour mettre en œuvre la clause de cession", elle retient, comme l'a jugé la Cour de cassation en 2015, que l'application de cette clause de cession ne déroge pas aux règles de droit commun relatives à la prescription extinctive.

Or, rappelle-t-elle, "selon l'article 2224 du code civil le délai de droit commun de la prescription extinctive est de 5 ans".


Après avoir constaté que "le journaliste qui invoque la clause de cession n'engage pas une action, il invoque simplement le droit qui lui est reconnu par l'article L. 7112-5, 1° du code du travail", elle juge que "le journaliste peut faire jouer la clause de cession dans le délai de droit commun (…) soit 5 ans à partir de la cession ou, plus précisément, de la date à laquelle il a connu ou aurait dû connaître les faits permettant d'invoquer la clause de cession. S'il n'a pas connaissance de la cession ce délai ne commence pas à courir".

 

Elle ajoute que, pour saisir le conseil de prud'hommes, le journaliste "n'aura en revanche, par application de l'article L.1471-1 du code du travail, que deux ans à partir de la date à laquelle il a notifié sa décision d'invoquer la clause de cession si son employeur lui en a refusé le bénéfice". 

 

La Cour d'appel de Saint-Denis de la Réunion confirme donc le jugement du conseil de prud'hommes qui avait condamné la société à verser à son ancien salarié l'indemnité de licenciement due aux journalistes (cf. cette autre publication sur ce sujet).

 

Sa démonstration juridique est parfaite.

 

On en retiendra que - même si ce qui n'était pas le cas ici - lorsqu'un employeur n'informe pas ses salariés de la cession et que ceux-ci ne l'apprennent pas autrement (ce qui peut être le cas lorsque la cession résulte d'un simple transfert d'actions de la société), le délai de 5 ans pour invoquer la clause ne commence pas à courir.


Vianney FÉRAUD

Avocat au barreau de Paris

11 sept. 2024

Requalification de CDD en CDI d'une journaliste et nullité de son licenciement en raison de l'atteinte portée à la liberté d'ester en justice

Une journaliste secrétaire de rédaction se voit remettre pendant des années des contrats à durée déterminée par la société de presse PRISMA MEDIA.

 

Après 11 ans de collaboration et plus de 130 contrats à durée déterminée, elle demande à cette société de l'embaucher sous contrat à durée indéterminée. 

 

En parallèle, elle découvre que le secrétaire de rédaction qu'elle remplaçait régulièrement lors de ses absences, percevait, à expérience et compétences similaires, une rémunération nettement supérieure à la sienne.

 

Elle s'estimait donc victime d'une discrimination salariale.

 

La société PRISMA MEDIA refuse d'embaucher la journaliste sous contrat à durée indéterminée.

 

Elle consent à augmenter sa rémunération sans pour autant en aligner le montant sur celui versé à l'autre journaliste, contestant toute discrimination.

 

Dans le même temps, elle remet à la journaliste un nouveau contrat à durée déterminée.

 

Celle-ci répond à la société qu'elle prend acte de ses positions et que, si elle estime n'avoir d'autre choix que d'accepter le nouveau contrat à durée déterminée qui lui est proposé, elle va saisir la justice pour qu'elle requalifie les contrats de travail à durée déterminée en un contrat à durée indéterminée et qu'elle se prononce sur la discrimination.

 

Après cette réponse, la société ne remet plus le moindre contrat de travail à la journaliste.

 

Comme elle l'avait indiqué, celle-ci saisit le Conseil de prud'hommes de Nanterre.

 

Elle lui demande de juger qu'elle a été victime de discrimination, de requalifier les CDD en CDI et de juger que la fin de la relation de travail, liée au fait qu'elle avait annoncé son intention d'engager une action judiciaire, doit être considérée comme étant un licenciement nul.

 

Par jugement du 30 août 2021, le conseil de prud'hommes rejette l'ensemble des demandes de cette journaliste.

 

Celle-ci interjette appel.

 

Par un arrêt du 27 mai 2024, la Cour d'appel de Versailles infirme le jugement de première instance.

 

Avant d'en préciser les attendus, il faut ici rappeler qu'il est possible de recourir à un contrat à durée déterminée uniquement dans les hypothèses prévues par la loi et en particulier : 

 

-       en raison d'un usage ;

-       pour le remplacement d'un salarié absent ;

 

-       en cas accroissement temporaire d'activité ;

 

En l'espèce, la Cour d'appel relève que pour la plupart des CDD, le motif avancé pour justifier le recours à de tels contrats dérogatoires était l'accroissement temporaire d'activité et, plus précisément, le bouclage d'un mensuel.

 

Elle constate que la journaliste a régulièrement été employée, sous ce motif, pour des durées supérieures à un mois

 

Or, elle considère qu'une telle durée est incompatible avec la notion même de bouclage.

 

"Le seul fait pour l’employeur d’évoquer que le bouclage d’un magazine de presse générait un surcroit d’activité ne suffit pas à justifier de la réalité du motif" indique-t-elle et ce alors que "la société ne produit que les bulletins de salaire de la salariée et ne transmet aucun élément justificatif du surcroît d’activité qui nécessitait l’embauche de salariés à titre temporaire…".

La Cour ajoute que "la salariée invoque à juste titre le fait que si le bouclage d’un magazine peut générer un surcroît d’activité, il ne peut atteindre une période aussi longue que celle de plus de 15 jours".

Sur ce point, la décision de la cour d'appel ne peut être critiquée. 

 

Il ne suffit évidemment pas qu'un employeur avance qu'un salarié est embauché sous contrat à durée déterminée pour tel ou tel motif pour que le recours à un contrat à durée déterminée soit valable.

 

En cas de litige sur le motif du recours au contrat de travail à durée déterminée, il incombe à l'employeur de rapporter la preuve de la réalité du motif énoncé dans le contrat (Cass. soc. 15 sept. 2010 n°09-40473)

 

L'employeur, en cas de contestation de ce motif, doit donc pouvoir démontrer qu'il correspond à une situation réelle.

 

On ne peut évidemment pas embaucher valablement un salarié sous CDD pour remplacer un salarié absent qui en fait n'était pas absent.

 

On ne peut pas plus embaucher une journaliste en raison d'un accroissement temporaire d'activité dès lors qu'un tel accroissement n'est pas établi.


La Cour d'appel requalifie donc la relation de travail sous contrats à durée déterminée en un contrat à durée indéterminée.

 

Elle considère par ailleurs que la discrimination salariale avancée par la journaliste n'est pas suffisamment établie.

 

Restait toutefois à se prononcer sur la rupture de la relation de travail.

 

On sait que lorsqu'une juridiction requalifie un ou plusieurs contrat(s) à durée déterminée en un contrat à durée indéterminée alors que la relation de travail a pris fin, cette fin est, elle-même, considérée comme étant un licenciement.

 

En l'absence de motif autre que l'arrivée du terme du dernier contrat à durée déterminée, ce licenciement est forcément sans cause réelle et sérieuse.

 

Le salarié peut donc prétendre au versement d'une indemnité compensatrice de préavis, à l'indemnité de légale ou conventionnelle de licenciement (cf. cette autre publication pour les journalistes) et à une indemnité pour licenciement sans cause réelle et sérieuse.

 

Ici la journaliste ne soutenait toutefois pas que l'arrêt de sa collaboration avec la société PRISMA MEDIA était consécutif à l'arrivée du terme de son dernier contrat de travail à durée déterminée. Elle affirmait que la décision de ne plus la faire travailler était liée au fait qu'elle avait annoncé à cette société qu'elle allait saisir les juridictions du travail.

 

De fait, alors que cette société lui avait remis des dizaines de contrats à durée déterminée au cours des 11 dernières années, il semblait pour le moins curieux que, subitement, elle n'ait plus besoin de faire appel à elle.

 

Cette journaliste demandait donc à la Cour d'appel de juger que son licenciement était nul.

 

Il existe plusieurs hypothèses, certaines prévues par la loi et d'autres par la jurisprudence, qui permettent de juger qu'un licenciement doit être annulé.

 

C'est notamment le cas des licenciements prononcé en violation de l'exercice d'une liberté fondamentale par le salarié.

 

Parmi ces libertés fondamentales, on trouve le droit d'ester en justice contre son employeur.

 

En d'autres termes, s'il est avéré que le véritable motif d'un licenciement ou, comme c'était le cas en l'espèce, que la raison pour laquelle une relation de travail sous contrats à durée déterminée ultérieurement requalifiés en un contrat à durée indéterminée a pris fin sont liés à l'exercice par le salarié d'une action judiciaire alors la rupture du contrat de travail est considérée comme étant un licenciement nul.

  

La Cour de cassation retient en effet "qu'est nul comme portant atteinte à une liberté fondamentale le licenciement intervenu en raison d'une action en justice introduite par le salarié" (Cass. soc., 16 mars 2016, n° 14-23.589).

 

En l’espèce, la Cour d'appel de Versailles relève dans sa décision du 27 mai 2024, que, comme le soutenait la journaliste, à compter de son mail dans lequel elle indiquait à la société de presse être contrainte de saisir la justice pour qu’elle requalifie sa relation de travail en contrat à durée indéterminée et qu’elle se prononce sur la discrimination salariale dont elle estimait être victime, cette société ne lui a plus transmis aucun nouveau contrat de travail à durée déterminée. 

Elle relève également que cette concordance n’est pas expliquée par la société et que c'est donc à juste titre que la journaliste a invoqué la nullité de la rupture de son contrat de travail (requalifié en contrat à durée indéterminée) "dès lors que cette rupture trouve son origine dans l’atteinte aux principes fondamentaux du droit d’ester en justice et du droit à un procès équitable garantis par l’article 6 de la convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales". 

Les conséquences d'un licenciement nul dépendent du choix du salarié.

 

Il peut :


  • soit demander à la juridiction saisie d'ordonner la continuation de son contrat de travail, c'est-à-dire demander sa réintégration ;

 

  • soit, renoncer à ce droit à être réintégré et solliciter la condamnation de son ancien employeur à l'indemniser en raison du préjudice subi du fait de ce licenciement nul ;

 

Dans le premier cas, le salarié peut également prétendre à un rappel de salaire entre la date de la rupture (annulée) de son contrat de travail et la date de sa réintégration.

 

Compte tenu des délais des procédures judiciaires, les rappels de salaires peuvent être très importants.

 

Par exemple, par un arrêt du 24 avril 2024, après avoir annulé le licenciement d'un journaliste prononcée par FRANCE TELEVISIONS le 15 janvier 2014 (soit plus de 10 années auparavant) et ce, là encore en raison d'une atteinte portée à la liberté du salarié d'ester en justice contre son employeur, la Cour d'appel de Paris a ordonné la réintégration de ce journaliste à son poste et elle a condamné cette société (redevenue donc son employeur) à lui verser une somme de 418099,20 euros à titre de rappel de salaires...

 

En l'espèce la journaliste ne sollicitait pas sa réintégration et la Cour d'appelé Versailles a donc condamné la société de presse à lui verser, non pas des rappels de salaires, mais des dommages-intérêts pour licenciement nul.

 

Cette décision ne peut qu'être approuvée. Si un employeur peut licencier un salarié pour un motif personnel réel et sérieux, tel n'est évidemment pas le cas lorsque ce motif est lié à la saisine, par ce salarié, d'une juridiction d'une action dirigée contre lui.

 

Vianney FÉRAUD 

Avocat au barreau de Paris